1.6.07

Extrait de la Théorie des Cordes


Madrid, 11 mars 2015, 11 h 12.

Exactement six minutes et treize secondes avant que sa vie ne fît une culbute horrible et définitive, Elisa Robledo se livrait à une activité banale : elle donnait à quinze élèves ingénieurs de deuxième année un cours facultatif sur les théories modernes de la physique. Elle ne se doutait absolument pas de ce qui allait lui arriver, car, à la différence de tant d’étudiants et de plus d’un professeur, à qui ces lieux pouvaient sembler redoutables, Elisa se sentait plus en sécurité dans une salle de classe qu’à son propre domicile. Il en allait de même dans le vieux lycée où elle avait préparé le bac et dans la salle nue de la faculté. Elle travaillait maintenant dans les installations modernes et lumineuses de l’Ecole supérieure d’ingénieurs de l’université Alighieri de Madrid, un luxueux centre privé dont les salles de cours bénéficiaient de larges baies vitrées, d’une belle vue sur le campus, d’une acoustique splendide et d’une odeur de bois nobles. Elisa aurait pu vivre là. De façon inconsciente, elle supposait que rien de mauvais ne pouvait lui arriver dans un endroit tel que celui-là.
Elle se trompait lourdement, et il lui restait à peine plus de six minutes avant de le constater.
Elisa était une enseignante brillante entourée d’une certaine auréole. Dans les universités, il existe des professeurs et des élèves sur lesquels on bâtit des légendes, et l’énigmatique figure d’Elisa Robledo avait créé un mystère que tous souhaitaient percer.
D’une certaine façon, la naissance du “mystère Elisa” était inévitable : une femme jeune et solitaire, à la longue chevelure noire ondulée, dotée d’un visage et d’un corps qui n’auraient pas détonné sur la couverture d’un magazine de mode, mais qui possédait en même temps un esprit analytique et une prodigieuse capacité de calcul et d’abstraction, qualités tellement nécessaires dans le monde froid de la physique théorique, où règnent les princes de la science. On regardait les physiciens théoriciens avec respect, voire révérence. D’Einstein à Stephen Hawking, ils étaient l’image acceptée et bénie de la physique pour le grand public. Même si les sujets auxquels ils se consacraient étaient abscons et peu accessibles à la grande majorité, ils faisaient sensation. Les gens les considéraient souvent comme les prototypes du génie froid et farouche.
Il n’y avait toutefois aucune froideur chez Elisa Robledo : elle avait la passion d’enseigner, et cela captivait ses élèves. Pour couronner le tout, c’était un excellent professeur, aimable et solidaire, toujours prête à aider un collègue en difficulté. En apparence, il n’y avait rien d’étrange en elle.
C’était ça le plus étrange.
De l’avis général, Elisa était trop parfaite. Trop intelligente et d’une trop grande valeur, par exemple, pour travailler dans un insignifiant département de physique dont la matière était considérée comme accessoire pour les étudiants d’Alighieri. Ses collègues étaient persuadés qu’elle aurait pu obtenir bien mieux : un siège au Conseil supérieur des recherches scientifiques, une chaire dans une université publique ou un poste important dans un centre prestigieux à l’étranger. A Alighieri, Elisa semblait sous-employée. Par ailleurs, aucune théorie – et les physiciens y sont très enclins – ne parvenait à expliquer de façon satisfaisante le fait qu’à trente-deux ans, presque trente-trois – elle les aurait le mois suivant, en avril –, Elisa fût seule, sans grandes amitiés, en apparence heureuse, comme si elle avait obtenu ce qu’elle désirait le plus dans la vie. On ne lui connaissait pas de fiancés – ni de fiancées – et ses amitiés se limitaient à ses collègues de travail, mais elle ne partageait jamais ses loisirs avec eux. Elle n’était pas prétentieuse, ni même vaniteuse, malgré son pouvoir de séduction, qu’elle renforçait par une curieuse gamme de vêtements de créateurs qui lui conféraient une image assez provocante. Mais, sur elle, ces tenues ne semblaient pas destinées à éveiller l’attention ou à attirer la cohorte d’hommes qui se retournaient sur son passage. Elle ne parlait que de son métier ; polie, elle avait toujours le sourire. Le “mystère Elisa” était insondable.

Elisa s’efforçait de fournir des exemples attrayants aux esprits ternes des enfants de bonne famille qui constituaient son public. Aucun d’eux ne se spécialiserait en physique théorique, et elle le savait. Ce qu’ils voulaient, c’était passer à toute vitesse par-dessus les concepts abstraits pour réussir leurs examens et partir en courant avec sous le bras un diplôme qui leur permettrait d’accéder aux postes privilégiés de l’industrie et de la technologie. Peu leur importaient les pourquoi et les comment qui avaient constitué les énigmes fondamentales de la science depuis que le cerveau humain l’avait inaugurée sur la Terre : ils voulaient des résultats, des conclusions, des difficultés à affronter pour obtenir des points. Elisa tentait de modifier tout cela en leur apprenant à réfléchir aux causes, aux inconnues.
En cet instant, elle essayait de faire visualiser à ses élèves l’extraordinaire phénomène qui veut que la réalité possède plus de trois dimensions, peut-être beaucoup plus que le “longueur-largeur-hauteur” visible à l’œil nu. La théorie de la relativité d’Einstein avait démontré que le temps est une quatrième dimension, et la complexe “théorie des cordes”, dont les dérivés constituaient un défi pour la physique actuelle, affirmait qu’il existait au moins neuf dimensions supplémentaires dans l’espace, chose inconcevable pour l’esprit humain.
[...]Elle commença par un exemple facile et amusant. Elle plaça sur le rétroprojecteur un transparent sur lequel elle avait dessiné une silhouette humaine et un carré.

— Ce monsieur, expliqua-t-elle en désignant la silhouette de l’index, vit dans un monde qui ne comporte que deux dimensions, la longueur et la largeur. Il a travaillé très dur toute sa vie et il a gagné une fortune : un euro… – Elle entendit quelques rires et sut qu’elle était parvenue à capter l’attention de plusieurs de ces quinze paires d’yeux blasés. – Pour que personne ne le lui vole, il décide de le déposer à la banque la plus sûre dans son monde : un carré. Ce carré possède une seule ouverture sur un côté, par laquelle notre ami introduit l’euro, mais personne d’autre que lui ne pourra l’ouvrir à nouveau. D’un geste rapide, Elisa sortit de la poche de son jean une pièce de un euro, qu’elle avait préparée, et la déposa sur le carré du transparent.

— Notre ami est tranquille avec ses économies dans cette banque : personne, absolument personne, ne peut pénétrer nulle part dans le carré… C’est-à-dire, personne de son monde. Mais moi, je peux le voler facilement à travers une troisième dimension, invisible pour les habitants de cet univers plan : la hauteur. – Tout en parlant, Elisa ôta la pièce de monnaie et remplaça le transparent par un autre qui montrait un dessin différent. – Vous pouvez imaginer la réaction de ce pauvre homme quand il ouvre le carré et constate que ses économies ont disparu… Comment a-t-on pu le voler, puisque le carré est resté fermé tout le temps ?

— Quel manque de bol, murmura un jeune homme au premier rang, aux cheveux en brosse et aux montures de lunettes en couleurs, provoquant des rires. Ces rires et le manque apparent de concentration ne dérangeaient pas Elisa : elle savait qu’il s’agissait d’un exemple très simple, dérisoire pour des étudiants de haut niveau, mais c’était précisément ce qu’elle désirait. Elle voulait ouvrir le plus possible la porte d’entrée, parce qu’elle savait qu’ensuite seuls certains d’entre eux atteindraient la sortie. Elle fit taire les rires en parlant sur un autre ton beaucoup plus doux.
— Tout comme ce monsieur ne peut même pas imaginer comment on a volé son argent, nous ne concevons pas non plus l’existence de plus de trois dimensions autour de nous. Maintenant, ajouta-t-elle, accentuant chaque mot, cet exemple montre de quelle manière ces dimensions peuvent nous affecter, voire provoquer des événements que nous n’hésiterions pas à qualifier de “surnaturels”… – Les commentaires étouffèrent ses paroles. Elisa savait ce qui leur arrivait. Ils croient que j’enjolive le cours par des touches de science-fiction. Ce sont des étudiants de physique, ils savent que je parle de la réalité, mais ils ne peuvent pas le croire. Dans la forêt de bras levés, elle en choisit un. – Oui, Yolanda ? Celle qui levait la main était l’un des rares éléments féminins de cette classe où le genre masculin dominait, une fille aux longs cheveux blonds et aux grands yeux. Elisa lui fut reconnaissante d’être la première à intervenir sérieusement.
— Mais cet exemple comporte une astuce, dit Yolanda, la pièce est tridimensionnelle, elle possède une certaine hauteur, même si elle est très faible. Si elle avait été dessinée sur le papier, comme elle aurait dû l’être, tu n’aurais pas pu la voler.
Une vague de murmures s’éleva. Elisa, qui avait déjà préparé une réponse, feignit une certaine surprise pour ne pas décevoir l’indubitable perspicacité de l’étudiante.
— Bonne observation, Yolanda. Et tout à fait exacte. La science se fait avec ce genre d’observations : simples en apparence, mais très subtiles. Cependant, si la pièce avait été dessinée sur le papier, de même que l’homme et le carré… j’aurais pu l’effacer. – Les rires l’empêchèrent de poursuivre pendant quelques secondes, cinq exactement.
Sans qu’elle le sût, il ne restait que douze secondes avant que sa vie tout entière volât en éclats.
La grosse pendule murale placée face au tableau marquait la course implacable du temps. Elisa l’observa avec indifférence, sans se douter que la grande aiguille qui balayait le cercle horaire avait commencé le compte à rebours pour détruire à jamais son présent et son futur.
A jamais. Irrévocablement.
— Ce que je veux, poursuivit-elle, modérant les rires d’un geste, étrangère à tout ce qui n’aurait pas été l’harmonie qu’elle avait établie avec ses élèves, c’est vous faire comprendre que les différentes dimensions peuvent être liées les unes aux autres, peu importe comment. Je vais vous donner un autre exemple.
En préparant son cours, elle avait tout d’abord songé à tracer un dessin au tableau. Mais elle aperçut le journal plié sur la table installée sur l’estrade. Quand elle travaillait, elle l’achetait au kiosque situé à l’entrée de la faculté et le lisait après avoir fini, à la cafétéria. Elle pensa que les élèves comprendraient peut-être mieux le nouvel exemple, relativement plus difficile, si elle utilisait un objet. Elle ouvrit le journal à la page centrale, au hasard, et le lissa.
— Imaginez que cette feuille est un plan dans l’espace…
Elle baissa la tête pour séparer la feuille des autres sans abîmer le journal.
Et elle le vit.
L’horreur est très rapide. Nous sommes capables d’être effrayés avant même d’en avoir conscience. Nous ignorons encore pourquoi, et déjà nos mains tremblent, notre visage pâlit ou notre estomac rétrécit comme un ballon dégonflé. Le regard d’Elisa s’était posé sur l’un des gros titres dans l’angle supérieur droit de la feuille et, avant même de vraiment comprendre ce que cela signifiait, une brutale décharge d’adrénaline la paralysa. Elle lut l’essentiel de l’article en quelques secondes. Mais ce furent des secondes éternelles pendant lesquelles elle eut tout juste conscience que ses élèves s’étaient tus en attendant la suite, et ils commençaient à s’apercevoir qu’une chose étrange se produisait : il y avait des coups de coude, des raclements de gorge, des têtes qui se retournaient pour interroger leurs camarades…
Une nouvelle Elisa leva les yeux et affronta l’attente silencieuse qu’elle avait provoquée.
— Euh… Imaginons que je plie le plan par là, poursuivit-elle sans trembler, de la voix atone d’un pilote automatique.
Elle ne sut pas comment, mais elle poursuivit ses explications. Elle écrivit des équations au tableau, les développa sans erreur, posa des questions et prit d’autres exemples. Ce fut une prouesse intime et surhumaine que personne ne sembla déceler. Ou si ? Elle se demandait si l’attentive Yolanda, qui la scrutait au premier rang, avait capté un reste de la panique qui la saisissait d’effroi.
— Nous allons nous arrêter là, dit-elle, cinq minutes avant la fin du cours. Et elle ajouta, frissonnant devant l’ironie de ses paroles : Je vous préviens qu’à partir d’aujourd’hui tout sera beaucoup plus compliqué.

Certaines peurs sont comme des morts sans profil, des ébauches de morts qui nous dépouillent momentanément de la voix, du regard, des fonctions vitales, pendant lesquelles nous ne respirons pas, nous ne pouvons pas penser, notre cœur ne bat pas. Elisa connut l’un de ces terribles moments. Elle comprit soudain ce qu’elle devait faire. Elle referma le journal, le mit dans son sac, et finit son cours.
Avant toute chose, elle devait rester en vie.
José Carlos SOMOZA

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