11.6.06

Dans une maison où il y a un coeur dur, n'y a-t-il pas toujours un vent glacé ?

Un des derniers bouquins.
Mais pas des moindres.


La Maison des Feuilles
Mark Z. Danielewski
chez Denoël, 709 pages/ 29€ (2002)
Traduction de Claro (et c'est du boulot)









L'auteur:

Fils d'un cinéaste d'avant-garde, Mark Z. Danielewski est né à New York en 1966. Après des études à Yale, il est rejeté de tous les séminaires d'écriture auxquels il se présente. Il suit des cours de latin à Berkeley et devient ouvreur dans un cinéma, plombier, serveur, etc. C'est alors qu'il a l'idée de ce premier roman, La Maison des feuilles.

Lire possède comme souvent un avis académique sur un livre qui ne l'est pas:
«Ceci n'est pas pour vous.» Vous êtes prévenus. Dès la première page, Danielewski dévoile sous forme d'épigramme ses intentions. Et de fait La maison des feuilles est un livre-monstre, une œuvre qui a sa place dans la tératologie littéraire. Projet mallarméen d'un livre total; à côté, Finnegans Wake de Joyce semblerait presque limpide. De quoi s'agit-il au juste? D'abord, un objet qui fera les délices des bibliophiles et des graphistes. Typographies et polices de caractères multiples, texte inversé lisible uniquement dans le miroir, poèmes lettristes, braille, florilège de citations: Milton, Sylvia Plath, Derrida, Simone Weil, Virgile, Ezra Pound; Heidegger en V.O., Apollinaire en vietnamien, et le mot «maison» toujours en bleu...

Ne partez pas. Entrez et faites le tour du propriétaire. Il y a bien une histoire, même deux. Johnny Errand, un tatoueur paumé et junkie, découvre le manuscrit d'un certain Zampanò, vieil aveugle reclus, qui s'est intéressé à l'effroyable destin de Navidson et de sa famille. Ce photographe lauréat du Pulitzer fait l'acquisition d'une vieille maison en Virginie. Bientôt il se rend compte qu'elle est plus grande à l'intérieur qu'à l'extérieur. On a beau fixer des caméras, on s'y perd.

Commence alors un conte gothique où l'univers de Poe se mêle à une ambiance digne d'un film d'horreur. Pas seulement, on ressent aussi l'illusion d'optique des dessins de Escher et l'onirisme visionnaire d'un William Blake. En même temps que se déroule l'histoire de la maison fantastique, en notes de bas de page et parallèlement se déploie telle une arborescence l'histoire de Johnny dont on découvre les problèmes psychologiques liés à sa mère.

Comment lire deux romans à la fois? Cartésiens s'abstenir, pour pénétrer dans ce livre il est conseillé d'adopter une attitude poétique et intuitive. Etre ludique aussi, car le roman a ses trappes comme autant de niveaux de lecture. Alors La maison des feuilles, œuvre postmoderne? Non, répond celui qui mit dix ans à l'écrire. Autre chose, comme une nouvelle manière de lire, «moins tyrannique».
Ceux qui en parlent le mieux, c'est encore les fondus qui s'y sont frottés... ici Roland Ernould

Voilà un livre comme on n'en lit pas dix dans une vie. À première vue, il accumule les dispositions défavorables à une lecture commode. Son volume (700 pages grand format, inhabituel pour un roman), une mise en page comme on n'en a plus rencontré depuis les recherches graphiques lettristes ou surréalistes, déroutent d'abord le lecteur. On s'immerge dans sa démesure et son délire pendant une douzaine de soirées au moins, temps nécessaire à sa lecture. Un monstre littéraire, un livre qu'on rejette ou qu'on admire, avec le désir de le reprendre dès que pourra, pour un plaisir unique. Chef d'oeuvre, fantaisie ou canular sans lendemain? Aux États-Unis, malgré son prix, le livre est un best-seller. En France, le livre est rendu momentanément indisponible par son succès, l'éditeur est en rupture de stock. Un tel livre ne s'imprime pas en quelques jours, puisqu'il est, en tant qu'objet, une véritable prouesse de l'édition.

Car ce qui fait plus que surprendre le lecteur qui prend ce livre en main, c'est sa mise en page. Qu'on imagine : chaque feuillet présente un assemblage de textes désarticulés, disloqués, de phrases tordues, s'écrivant dans tous les sens, à l'endroit comme à l'envers, avec ou sans marges, des mots serrés, ou peu nombreux, perdus dans une page entière, utilisant des caractères de 5 ou 6, difficiles à lire, ou en 24 ou en 30... D'autres fantaisies : le mot «maison» est imprimé en bleu, des lignes sont barrées quand elles évoquent Dédale,un «%@» et des «XXXXXXXX», des notes de musique, des caractères en braille, un texte lisible dans le miroir se découvrent soudainement. Danielewski mêle les styles et les genres, la prose et la poésie, cite des extraits de magazine, des interviews, de carnet intime, des lettres, propose une avalanche de notes encyclopédiques, bande-dessinée, schémas, chanson, photographies, des listes de documentaristes ou de chefs-d'oeuvre architecturaux. Les citations d'auteurs, authentiques ou fausses, sont nombreuses (Dante, Homère, Virgile, Milton, Bachelard, Apollinaire, Derrida, Simone Weil, Ezra Pound, Marguerite Duras, Stephen King, etc.) Et, par exemple, Heidegger dans le texte : car les citations des auteurs étrangers sont faites en allemand, en espagnol, en latin, en grec. En apparence, l'originalité de l'ouvrage réside dans cette façon de jouer avec la mise en page. Je ne connais pas d'autre roman confectionné de cette façon. Une présentation démente, mais pas gratuite.

Parce que chaque forme du récit renvoie à un contenu, correspondant à la découverte des changements qui s'opèrent dans une maison qu'aurait aimée Lovecraft : le désordre de certaines pages ou les mots perturbants en quinconces correspondent aux hésitations du personnage dans le labyrinthe que devient sa maison; les mots perdus dans les pages blanches apparaissent quand il découvre des salles sans limites... La complexité de la mise en page du livre, qui a dû être un cauchemar pour l'éditeur et l'imprimeur (le traducteur, Claro, dit y avoir passé des semaines), correspond à la fois aux modifications qui s'effectuent dans une maison hantée, et à un roman complexe à tiroirs où plusieurs structures s'enchevêtrent. Le manuscrit, composé de centaines de pages de tous les formats, compliqué d'index et d'appendices, est un essai sur un film (The Navidson Record), réalisé par Will Navidson, un photo reporter qui a remporté le prix Pulitzer, et comprend des compléments de toutes sortes. Plus, en bas de pages, trois niveaux de notes : celles de Zampanô (un vieil homme aveugle qui est présenté comme ayant rédigé le mystérieux manuscrit), celles de Johnny Errand (un junkie, tatoueur de métier qui a découvert le manuscrit à la mort de Zampanô), et celles des éditeurs ou du traducteur... Chacun de ces niveaux est imprimé avec un caractère spécifique. Il y a ainsi deux romans dans le roman : le texte sur le film, auquel se mêlent les réflexions et le journal intime du découvreur du manuscrit, en pleine dérive affective, qui multiplie les aventures sexuelles.

L'histoire:

Reporter qui a décidé de mettre un terme à ses nombreux voyages pour sauver son ménage, Will Navidson a emménagé dans une maison en Virginie, avec sa compagne, Karen, et leurs deux enfants. Il se met à filmer ce qui se passe dans cette maison, qui paraît ordinaire, sans projet défini, jusqu'à ce que le couple découvre une pièce dont ils ne connaissaient pas l'existence. Surpris, Will prend des mesures et constate que la maison est plus grande à l'intérieur qu'à l'extérieur. Des espaces s'ouvrent dans la maison, et ces ouvertures sont en correspondance avec celles du quotidien de Will, et de ses relations amoureuses. Il manque de se perdre, pense que la maison, qui émet de temps en temps des grondements, cache quelque chose et il engage des spécialistes. Le cauchemar commence, avec l'exploration de ces étranges pièces et couloirs. Le lecteur est égaré par les dispositions du récit, , perdu dans des explications apparemment académiques, fourvoyé dans des jeux de piste déroutants, hanté par un manuscrit qui semble rendre fou, à l'imitation de la dérive mentale du junkie qui met en forme et annote le manuscrit. Le lecteur qui pénètre dans La Maison des feuilles, trouvera la hantise comme compagne garantie et vivra le même désarroi que les personnages du roman : le désordre créé dans un cerveau paranoïaque, qui a peur et sombre peu à peu dans la folie; ou l'angoisse des explorateurs égarés qui cherchent leur chemin dans les dédales de la maison.
Le roman fait inévitablement penser pour son atmosphère à Edgar Poe, pour sa thématique à Jorge Borges, qui voyait dans le labyrinthe l'image de la condition humaine; à James pour l'utilisation du langage et de la réalité verbale. Il rappelle la série sophistiquée Twin Peaks (de David Lynch, 1989-92) pour sa complexité et son étrangeté; et aussi le Projet Blair Witch, pour sa création d'un réel à partir de recherches et de collectes de documents. Il explore de multiples pistes psychologiques, philosophiques, artistiques, et se livre à de multiples variations sur les concepts de perception et de réalité. Au premier degré, le lecteur assiste, impuissant, à une double tragédie : celle du journaliste-cinéaste et celle de celui qui est devenu le prisonnier du manuscrit, comme le lecteur devient le prisonnier du livre. Au second degré, le livre est une métaphore sur l'abondance des informations qui noient la société contemporaine, le déluge des connaissances, la saturation par les données, métaphore aussi de notre civilisation technologique capable de créer une mise à distance de la réalité en créant une réalité virtuelle qui paraît plus consistante que le monde lui-même.

La Maison des feuilles a été un livre culte de la contre-culture sur Internet avant d'être publié avec succès aux USA. Ce curieux livre, inventif, captivant, éprouvant et drôle, d'un jeune auteur de 37 ans qui a mis 12 ans pour écrire un récit où l'écriture et la typographie se transforment sans cesse à l'image de la maison. La mise en page hallucinée n'est pas seulement une trouvaille esthétique, mais un moyen de faire vivre les mots et de créer l'angoisse, par un récit qui va dans tous les sens comme la maison. On avait perdu cette dimension expérimentale matérielle du livre-objet. À condition de ne pas souhaiter que le simple divertissement et de consentir à s'approprier le livre le plus surprenant depuis longtemps, sa lecture se révélera constamment stimulante et exaltante. Pour les amateurs de lecture linéaire et sans complications, mieux vaut suivre les conseils de l'auteur qui, dès la première page, vous prévient : ce livre n'est pas pour vous.




Un communauté Internet donc, qui cherche et farfouille
www.houseofleaves.com

J'essaie, j'avance, puis fort de mes certitudes, de la compréhension du roman qui peut à peut se forme, je suis mis au pied du mur et rebrousse chemin, avant de repartir, avec un oeil et un avis différent. Ce livre est véritablement étonnant...
Une sorte de livre-golgoth, romantoïde et multiforme, où le lecteur se cogne... se fait peur, s'interroge. Une vraie bonne découverte, qui va me tenir quelques semaines!

Animal Collective - Leaf house
Gorillaz - Rock The House
Paper Chase - The House Is Alive And The House Is Hungry
Madness - Our House
Michel Polnareff - Dans la maison vide
Tom Jones and The Cardigans - Burning Down The House
Ginger Ale - Happy house

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Il y a du Aldebert sur ta radioblog, Dash?
Tu me surprendras toujours !

Dashgami a dit…

arrête le coke Françoise; Aldbert, jamais de la vie.

Anonyme a dit…

Cher Dash,

La vie ne manque pas de sens comique comme nous l'écrit Danielewski qui pense que sa maison est plus grande dedans que dehors. Vous citez Lire et son académisme, et j'en suis un tantinet marrie car j'ai créé topolivres à partir de la Maison des Feuilles, en 2003. J'avais découvert le livre en librairie, un peu par hasard et m'en étais trouvée envoûtée. La maison de topolivres est donc née dans la Maison des Feuilles. J'avais, avant la concrétisation de topo, assisté à une lecture de la Maison des feuilles par l'auteur, assis aux côtés de Claro, son traducteur, lequel menait les débats dans cette petite librairie du 14 ème arrondissement. L'assemblée était détonante: les premiers lecteurs parisiens de Mark.Z. soient un mixte d'oulipiens à barbichettes et en goguette, quelques mutiques profanateurs de maisons hantées, et un cinéaste inconnu de tous, à longue chemise blanche, lequel buvait l'auteur des yeux - qui semblait tout droit sorti d'une salle de sport de L.A.- , jurant par ses grands dieux qu'il allait faire le film des films, soit le film du livre. Il y avait là aussi une jeune femme, plutôt concentrée à l'extérieur de la librairie que la tête dans les mains, dans l'enceinte à écouter, que j'ai assimilée immédiatement à panpan; elle fumait, absolument indifférente à ce mixte étrange de lecteurs venus rencontrer Mark Z. qu'elle venait de rencontrer aussi je crois et qu'elle attendait pour aller dîner. Elle se balançait sur le trottoir, devant la librairie, en attendant et en nous regardant comme si nous étions des poissons morts dans un aquarium. Quelques mois plus tad, enfin je rencontre Mark Z. pour de vrai. Il aime topolivres, ça lui plaît beaucoup, alors il accepte un rv comme ça, entre deux livres, au Lutetia. Il parle de sa soeur, la plus connue de la famille ( une star de rock qu'il a accompagnée en concert). Il est incroyablement passionnant, intense et abstrait, et je retrouve cette distance précieuse qu'il parvient à garder avec son oeuvre pourtant vampirique, cette nonchalance que j'avais surprise au travers de la panpan parisienne, qui tirait sur son mégot en se demandant quand nous allions terminer d'écouter Mark Z.lire( ce qui avait l'air de lui paraître très superfétatoire). Sur son portable, il y avait l'icône de deux chats, un noir et un blanc. Je lui posais la question en vraie groopie. Il me raconta que l'un d'eux s'était enfui. Il avait rêvé de lui. Mais il avait finit par comprendre qu'il devait accepter la fuite du chat loin dans la forêt, car ce chat c'était la Maison des Feuilles. Restait désormais à finir le livre qu'il avait entamé, qui paraît à la rentrée aux Etats-Unis. La vie est comique, topolivres est en léger suspens, et une fois de plus, lorsque la traduction sera réalisée et le livre paru en France, je le croiserais lors d'une lecture. Quelques temps plus tard, topolivres reparaîtra...C'est ce qui s'appelle danser le tango. Voici, cher Dash de quoi je l'espère, ajouter un peu de corps à ce coeur dur. Isabelle